Crise du logement social : retour aux sources

 À l’issue d’une enquête aus­si minu­tieuse que de cou­tume et fai­sant appel à sa clair­voyance pro­ver­biale autant qu’à sa pers­pi­ca­ci­té légen­daire, Her­cule Poi­rot conclu­rait que la crise du loge­ment ne doit rien à un acci­dent impré­vi­sible, mais qu’elle résulte d’un crime métho­di­que­ment orga­ni­sé ! S’agissant de la qua­li­fi­ca­tion des faits,sans doute le plus bri­tish des Belges s’avancerait-il quelque peu du point de vue de l’intentionnalité du for­fait, dif­fi­cile à impu­ter à ses auteurs ; pour autant, les faits consti­tuent par eux-mêmes un fais­ceau de preuves suf­fi­sant pour empor­ter notre intime convic­tion. Jugez-en donc !

À l’origine, le loge­ment social est une idée du patro­nat huma­niste chré­tien, influen­cé par la mou­vance fou­rié­riste du saint-simo­nisme en vogue sous le Second Empire et aux débuts de la Troi­sième Répu­blique conser­va­trice, que d’aucuns qua­li­fie­raient aisé­ment de réac­tion­naire : celle qui s’est légi­ti­mée dans nos cam­pagnes en répri­mant les com­mu­nards pari­siens ! Il s’agit d’éteindre d’emblée la « lutte des classes » mena­çante en res­tau­rant, autour de l’entreprise sociale, la com­mu­nau­té pro­fes­sion­nelle et humaine des tra­vailleurs : quoi de plus res­pec­table que cet idéal pro­gres­siste, ins­pi­ré par Pierre-Joseph Prou­dhon, cri­tique véhé­ment du socia­lisme de Marx, taxé de répandre une « phi­lo­so­phie de la misère » ? Mais par­fai­te­ment en phase avec la nou­velle ency­clique de Léon XIII, Rerum Nova­rum, dans laquelle le pape dénonce fer­me­ment la condi­tion ouvrière, fruit du capi­ta­lisme industriel.

Cet idéal uni­ver­sa­liste, qui ras­semble dans des pha­lan­stères consti­tués autour de « fabriques indus­trielles» les ouvriers, les contre­maîtres et jusqu’aux direc­teurs dans une com­mu­nau­té fami­liale et soli­daire, annon­cia­trice de la redé­cou­verte du jar­din d’Éden : le fami­lis­tère de Guise, mais aus­si les cités-jar­dins d’Arcueil, de Sur­esnes, d’Asnières qui, au nombre d’une quin­zaine, encerclent Paris, et celle du Foyer Rémois éri­gée au « Che­min du Mou­lin vert ».

Ain­si est né le loge­ment social, por­té par une vision uni­ver­sa­liste, huma­niste et patro­nale qui donne nais­sance aux « habi­ta­tions à bon mar­ché » (HBM) issues d’initiatives pri­vées, encou­ra­gées par la loi Sieg­fried de 1894, qui ouvre l’accès des orga­nismes de loge­ment ouvrier à des exo­né­ra­tions fis­cales et aux prêts de la Caisse des Dépôts.

Dès lors, ali­men­tée par le « labo­ra­toire phi­lan­thro­pique » qu’est deve­nu le « Musée social », une dyna­mique nou­velle ten­dant à ins­crire le loge­ment social dans l’action publique va se créer à tra­vers les lois Strauss (1906), qui légi­ti­ment l’interventionnisme com­mu­nal en faveur des plus dému­nis ; la loi Bon­ne­vay (1912), qui crée les offices publics d’HBM ; et que cou­ronne la loi Lou­cheur (1928), qui décide de l’intervention de l’État (cen­tral) en ins­ti­tuant une pro­gram­ma­tion de 200 000 loge­ments sociaux. Entre­temps, la Pre­mière Guerre mon­diale a entraî­né le blo­cage des loyers qui per­du­re­ra jusqu’en 1948, illus­trant le prin­cipe de Lind­beck (1970) selon lequel une telle mesure, hor­mis par le moyen de bom­bar­de­ments, est le plus sûr moyen de détruire une ville.

Pour autant, les res­sources publiques adap­tées à cette ambi­tion pro­mé­théenne font défaut et, après la loi Ribot qui crée le Cré­dit Immo­bi­lier pour finan­cer l’accession sociale à la pro­prié­té, c’est fina­le­ment le plan Cou­rant de 1953, qui s’appuie sur la « par­ti­ci­pa­tion des employeurs à l’effort de construc­tion » (PEEC), qui mobi­lise les finan­ce­ments pri­vés pour accom­pa­gner la volon­té poli­tique de l’État. Le loge­ment social va ain­si oscil­ler entre volon­ta­risme public et mobi­li­sa­tion, plus ou moins spon­ta­née, de res­sources pri­vées, non sans sus­ci­ter maintes contradictions.

Héri­tage de la voca­tion uni­ver­sa­liste ori­gi­nelle, le pla­fond du reve­nu ouvrant droit au loge­ment social couvre 80 % de la popu­la­tion, alors qu’il ne repré­sente, au tour­nant du XXIe siècle, que 18 % du parc de rési­dences prin­ci­pales (soit, tout de même, cinq mil­lions et demi d’habitations sur trente-deux mil­lions), ce qui n’est guère éloi­gné du maxi­mum admis­sible selon les règles euro­péennes qui tendent à ne pas dés­équi­li­brer le mar­ché au détri­ment de l’offre privée.

En 2009, la loi Molle a ten­té de réduire cet écart abys­sal entre les droits sub­jec­tifs et l’offre objec­tive en ins­ti­tuant des sur­loyers aux­quels n’échappent que… 70 % de la population !

Sauf qu’auparavant, deux « véhi­cules légis­la­tifs » sont venus accen­tuer les contra­dic­tions : en 2000, la loi soli­da­ri­té et renou­vel­le­ment urbains (SRU) a ins­ti­tué un quo­ta mini­mal de loge­ments sociaux (20 %, bien­tôt por­té à 25 % du parc exis­tant) tout en inter­di­sant, de fait, l’accession dans le parc conven­tion­né ancien qui était le seul moyen de refi­nan­cer dura­ble­ment les construc­tions nouvelles…

Et sur­tout, la loi DALO ins­ti­tue « le droit au loge­ment oppo­sable » qui a pour effet de réser­ver l’offre de loge­ments sociaux aux publics les plus pré­caires, c’est-à-dire de les concen­trer dans les « quar­tiers prio­ri­taires de la ville » où le bon sens le plus élé­men­taire com­man­de­rait de fixer, pour accé­der au parc social, des « plan­chers » de reve­nu, et non des « plafonds » !

Ain­si, le loge­ment social, régi par les pou­voirs publics, mais prin­ci­pa­le­ment finan­cé par les res­sources pri­vées du « 1 % Loge­ment », s’est détour­né de sa voca­tion uni­ver­sa­liste conçue, ini­tia­le­ment, au pro­fit du monde des tra­vailleurs, et n’apporte plus de réponse cré­dible aux classes moyennes. Se trouve ouverte une voie royale au loge­ment inter­mé­diaire, finan­cé par des fonds pri­vés et pro­pice à l’accession à la pro­prié­té, à l’issue d’une dizaine d’années d’exploitation locative.

Il reste le plus dif­fi­cile : ali­gner le droit sur la réa­li­té, faire pré­va­loir l’éthique de res­pon­sa­bi­li­té sur l’éthique de convic­tion qui tend à s’imposer dans les démo­cra­ties d’opinion régies par l’émotion, à l’encontre de la Rai­son pro­mue par les Lumières !

Puisqu’il n’est guère envi­sa­geable d’accueillir les 70 % de la popu­la­tion éli­gible au loge­ment social dans les 20 % affec­tées au « DALO », il ne reste qu’à inclure dans le loge­ment d’intérêt public le loge­ment inter­mé­diaire qui per­met de retrou­ver la voca­tion uni­ver­sa­liste d’origine, au pro­fit notam­ment des sala­riés de l’industrie et des ser­vices publics, qu’il est conve­nu de qua­li­fier de key wor­kers.

Ces loge­ments conven­tion­nés pri­vés, dits « inter­mé­diaires », peut-être ne fau­drait-il pas les décomp­ter au titre des quo­tas de la loi SRU selon une pari­té par­faite vis-à-vis du loge­ment social (1 pour 1), mais seule­ment pour moi­tié (0,5 pour 1) ; mais alors, il serait pour le moins rai­son­nable de sur­pon­dé­rer l’offre « très sociale » (les PLAI) en les décomp­tant selon un barème ajus­té (1,5 pour 1) de façon à confir­mer la prio­ri­té sociale de la poli­tique du logement.

Il n’est guère d’autre voie qui per­mette d’éviter que ne se creuse, en matière de loge­ment comme dans bien d’autres domaines, le fos­sé entre le dis­cours poli­tique et la réa­li­té, écart qui consti­tue, aujourd’hui, la prin­ci­pale menace pesant sur l’appréhension du « bien public », la Res Publi­ca, jadis la Res Publi­ca chris­tia­na, dans l’opinion.

André Yché

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