La terre qui reste

Le bois de Bra­mard. Source : page Face­book Sau­ve­garde envi­ron­ne­ment — Col­lec­tif Bois de Bramard

 

Ima­gi­nons une situa­tion : quinze hec­tares de forêt ancienne, pas une plan­ta­tion stérile comme une filière bois bien peu ver­tueuse les exploite, non, une forêt riche et diverse, rasée pour un pro­jet de zone d’activité, un tiers de mil­lions de mètres cubes d’excavation, des talus de qua­torze mètres écrasant des tourbières, inter­rom­pant les aquifères du pla­teau gra­ni­tique, en tête de bassin-versant.

Les orga­nismes offi­ciels consultés pour l’étude d’impact qui s’inquiètent des effets sur l’approvisionnement en eau, sur les modi­fi­ca­tions du PLU qui ont ren­du le lieu, pour­tant en rup­ture d’urbanisation, mira­cu­leu­se­ment construc­tible. Ladite étude, dont la lec­ture atterre n’importe quel urba­niste, est un tis­su d’approximation, qui fait pas­ser le tra­fic des camions ain­si généré pour un gain économique et les actes bru­taux d’un génie civil d’un autre âge pour une com­pen­sa­tion paysagère.

Le juge, enfin, qui ne donne pas rai­son à un col­lec­tif citoyen mobi­lisé sur un référé, et qui, fina­le­ment, auto­rise la col­lec­ti­vité à cou­per tous les arbres. Les citoyens malmenés par les élus, empêchés de réunion… Cette situa­tion existe (1), elle témoigne de dizaines d’autres situa­tions réparties sur le ter­ri­toire natio­nal, cer­taines plus inquiétantes encore, à l’image de l’inconcevable pro­jet de l’A69 dans le Sud-Ouest, où les citoyens qui alertent et mani­festent sont pra­ti­que­ment traités comme des terroristes.

L’épaisseur rigou­reuse du droit à l’environnement accu­mulé depuis cin­quante ans, comme la connais­sance de la fra­gi­lité de notre envi­ron­ne­ment et des phénomènes délétères, déjà à l’œuvre, pour­raient lais­ser pen­ser que cette atteinte à « la terre qui reste » soit une simple fic­tion mal­heu­reuse. D’autant que le diag­nos­tic comme le pro­nos­tic sont partagés et acces­sibles aux élus, comme aux experts ou à l’administration – car les préfets ne sont pas en reste dans ce désastre –, et que per­sonne ne pour­ra dire, face aux enfants d’aujourd’hui deve­nus grands, que les dom­mages furent com­mis par ignorance.

Ces atteintes au vivant sont aus­si des atteintes à la rai­son, puisque des docu­ments aus­si pro­to­co­laires que les études d’impact et autres études envi­ron­ne­men­tales, pour­tant portés par une approche scien­ti­fique et un cadre réglementaire des plus rigou­reux, peuvent jus­ti­fier l’injustifiable, et deve­nir le sinistre ins­tru­ment d’une des­truc­tion qu’ils sont censés prévenir.

Enfin, ces atteintes au vivant sont des atteintes à la démocratie, tant elles dégradent la confiance en notre capa­cité à décider col­lec­ti­ve­ment de meilleures options, étant donné la conscience tra­gique des phénomènes en cours, cela dès aujourd’hui.

Il y a bien sûr des excep­tions qu’il importe de mettre en valeur, des actions de « réparation » qui s’amplifient, à l’instar des métropoles malmenées par cinq décennies d’artificialisation, et un mou­ve­ment des consciences citoyennes qui pour­rait inci­ter à l’optimisme. Mais consta­tons que la rup­ture atten­due n’a pas lieu, que l’on conti­nue de dépenser de l’argent public pour faire des routes, que le tra­fic aérien reste protégé, que le consumérisme règne, que l’artificialisation conti­nue, ou que les pra­tiques agri­coles sont celles d’un autre siècle…

Notre para­digme économique demeure extrac­ti­viste, selon une crois­sance inva­sive à peine perturbée par une très ambiguë cor­rec­tion « écologique ». Et donc, on coupe des forêts pour créer des emplois, quoi qu’il arrive. Alors que cette supposée richesse économique est menacée par les chan­ge­ments planétaires en cours.

Outre un sur­saut législatif pour remettre le droit de l’environnement à l’œuvre, nous avons besoin d’un pro­fond chan­ge­ment de culture. L’urbanisme y contri­bue. Il fau­dra sans doute, comme le suggère Sébastien Marot (2), que l’« urba­nisme » change de nom, modi­fie sa tra­jec­toire, ses outils et ses pers­pec­tives. Et parte, avant toute chose, du soin à appor­ter à « la terre qui reste ».

Fré­dé­ric Bonnet 

Grand Prix de l’ur­ba­nisme 2014, pro­fes­seur à l’En­sa de Saint-Étienne

1/Il s’agit du bois de Bra­mard, au nord du pla­teau du Velay, dans la Haute- Loire. Un exemple par­mi des cen­taines, hélas !

2/Sébastien Marot, ensei­gnant et his­to­rien spécialisé dans la théorie de l’architecture, est l’une des prin­ci­pales voix de la concep­tua­li­sa­tion du pay­sage et de la concep­tion des envi­ron­ne­ments ruraux (ndlr).

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Un commentaire

  • Soulenq

    15 mai 2024 à 10h48

    Végé­ta­li­sé, oui , mille fois oui et conser­ver les espaces de culture et d’élevages !
    Mais où est la cohérence ?
    D’un coté la loi ZAN qui sanc­tua­ri­ser le fon­cier agri­cole, de l’autre la foul­ti­tude de pro­jets publics et pri­vés agri­vol­taiques , au nom de l’au­to­no­mie éner­gé­tique mais sur­tout bien plus rému­né­ra­teurs que le kilo de viande ou de céréales cultivés.…..
    D’au­tant que peu de toits publics et pri­vés accueillent des pan­neaux photovoltaiques …
    Qui peut m’expliquer ?
    Et je ne parle pas de la tra­ça­bi­li­té des pan­neaux , qua­si tous asiatiques.…

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